La musique interactive dans les jeux vidéo

L’apparition des jeux vidéo a très certainement marqué dans l’histoire de l’audiovisuel l’émergence d’une nouvelle forme de rapport à l’image – fruit d’un logiciel d’une interface interactive tels que manette, boutons, clavier… – mais aussi à la musique. Le jeu vidéo se définissant avant tout par son interactivité (on modèle, on porte, on transforme l’action à l’écran), la musique ne peut alors plus simplement illustrer une action comme elle le ferait dans un film. La musique à l’image s’est d’ailleurs historiquement placée dans ce rôle quelque peu secondaire face à l’évidence de l’image : c’est bien pour masquer les bruits des machines et donner plus de relief à l’image que l’on improvise pour les premières fois au piano devant une image animée à la fin du 19e siècle. Il faut ajouter qu’une musique de film illustre un temps précis, mesurable – celui du plan, de l’action ou d’une scène : que devient alors cette musique quand c’est au joueur de mener l’action ? D’agir plus ou moins lentement ? Le jeu vidéo est une expérience imprévisible pour les développeurs, qui doivent inclure cette dimension hasardeuse dans le code et le design. Tout comme l’invention du cinématographe a donné lieu à un nouveau genre de musique, le jeu vidéo lui a aussi donné une forme bien spécifique. Comment une musique peut-elle s’insérer dans un jeu vidéo ? Que fait le jeu vidéo à la musique ? Nous vous proposons quelques coups de projecteur sur différents jeux pour mieux comprendre les liens entre musique (un temps par définition mesuré, figé) et interactivité (un temps quant à lui imprévisible et variable).

— Dimitri, pour Pixelophonia

Composer en jouant : quand la musique se plie à l’action

La première technique musicale qu’il nous faut mentionner est celle de la boucle. Si une symphonie de Beethoven se déroule dans un ordre précis et ne peut s’étendre à l’infini, il en va tout autrement d’une musique de jeu vidéo qui ne doit cesser qu’à la fin d’un niveau ou d’une action : ses parties se répètent indéfiniment et évitent la conclusion de la pièce, conclusion qui ne pourra se faire entendre que lorsque le joueur aura mené à bien sa mission (par exemple lorsqu’il aura atteint le drapeau à la fin du niveau dans Super Mario Bros.). C’est le plus souvent un jingle qui signale une récompense ou la fin d’une zone qui vient clôturer la musique et tout simplement l’interrompre.

Une musique de jeu vidéo peut cependant aller plus loin dans l’accompagnement de l’action ; c’est là qu’intervient l’orchestration dynamique – l’art d’ajouter des instruments et des motifs musicaux pour rendre compte de l’évolution de l’action, de l’approche d’un ennemi, de la progressive défaite d’un boss, etc. La musique se modifie ainsi en temps réel et colle au plus près de l’action qu’elle suit. C’est par exemple le cas dans The Legend of Zelda: The Wind Waker lorsque Link s’approche d’un monstre et que le thème de l’océan laisse place par un fondu sonore au thème plus tendu des ennemis, qui s’efface à son tour lorsque la menace disparaît. La continuité de l’action donne ainsi une continuité à la musique qui se module, se fait plus agile.

C’est au cours des combats que le génie de l’équipe de composition se manifeste dans toute sa finesse. En effet, à chaque coup que porte Link à un monstre correspond un accord (un ensemble de notes simultanées) qui change en fonction de l’avancement de la musique du combat, afin de le rendre plus harmonieux — ce qui suppose donc de créer un grand nombre d’accords possibles et de découper la musique en séquences pour aider les développeurs à savoir quand un accord peut être déclenché.

« Battle » – The Legend of Zelda: The Wind Waker

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« Mini-Boss » — The Legend of Zelda: The Wind Waker

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Le joueur a de cette façon un pouvoir d’initiative sur l’image, qu’il contrôle, mais aussi sur la musique qu’il participe à construire, comme un compositeur secondaire ou un chef d’orchestre indirect. L’interactivité d’un jeu vidéo nous permet en conséquence de modifier jusqu’à sa composition sonore ; la musique y devient malléable, plastique, et ce jusqu’à l’excès comme dans ces niveaux de Super Mario Galaxy où la vitesse de la boule sur laquelle Mario progresse affecte directement le tempo et la hauteur de la musique ! Écoutez plutôt…

Les choses se corsent à 1:10 !

Combattre au rythme de la musique dans  Bravely Default

On peut remarquer dans Bravely Default une utilisation tout à fait singulière de la musique lors des combats. Ce jeu s’inscrit dans la lignée des premiers Final Fantasy en proposant un gameplay typique du genre RPG (role playing game, caractérisé par une équipe de personnages aux compétences inspirées de l’univers de la fantasy) : le combat au tour par tour. Ce mécanisme des plus iconiques oppose votre équipe à un ou plusieurs ennemis et repose sur une alternance : il faut choisir minutieusement ce que vous voulez faire, établir votre stratégie, avant de sélectionner une action qui ne se produira qu’après avoir appuyé sur un bouton. C’est en théorie un système de jeu qui ne repose pas sur le réflexe comme dans un combat en temps réel (à l’instar de la série The Legend of Zelda), et qui laisse le loisir de reposer la manette pour mieux réfléchir à votre prochain coup : la performance se situe dans la réflexion.

Prenez le contrôle de la temporalité du combat !

L’enjeu est ici bien différent, dans la mesure où il s’agit d’accomplir un maximum d’actions au cours de cette minute trente : c’est à ce moment qu’il est judicieux d’accélérer le temps au maximum pour en bénéficier. Le combat au tour par tour est de cette façon remplacé par une course de vitesse effrénée qui réactive la logique du réflexe : la musique, nouveau repère du combat, devient le moteur hyperactif de l’action – ce qui nous pousse aussi à la précipitation et à une stratégie beaucoup plus… hasardeuse à mesure que l’on sent la musique atteindre son terme ! Un game over est si vite arrivé, et tout ça à cause d’une musique un peu trop grisante…

Bravely Default ajoute cependant à cette recette bien rodée un ingrédient bonus qui donne une tout autre dimension à la musique avec les coups spéciaux des personnages. Précisons une première mécanique de jeu : il est à n’importe quel moment possible d’accélérer la vitesse du déroulement du combat (jusqu’à quatre niveaux de vitesse) afin d’en briser la monotonie et d’abréger les affrontements les plus simples. Déclencher un coup spécial produira une courte cinématique, fera apparaître une musique propre au personnage qui l’a lancée, et octroiera à votre équipe une amélioration temporaire (d’attaque, de défense, de vitesse…) qui prendra fin avec cette nouvelle musique d’une minute trente, à moins que vous ne lanciez d’ici-là une nouvelle attaque spéciale dont les effets se cumuleront à la première – et ainsi de suite.

« You’re My Hope » – Bravely Default

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Du RPG au jeu musical : un jeu peut en cacher un autre !

Des combos musicaux inattendus !

Dans un schéma tout à fait voisin de celui que nous venons d’évoquer, le système de combat de Mother 3 repose lui aussi sur un dépassement ponctuel du tour par tour. Les affrontements, qui nous mettent le plus souvent aux prises avec d’inquiétants monstres chimériques, reprennent les codes introduits par la série Dragon Quest : l’écran nous présente les ennemis comme dans une vue subjective, face à nous, et ne laisse donc pas apparaître les membres de votre groupe – hormis sous la forme d’encadrés au bas de l’image, rassemblant les données importantes pour le combat. Chaque ennemi ou groupe d’ennemis est associé à une musique particulière et renforce de cette manière l’identité des monstres. Mais tout comme dans Bravely Default, il y a ce petit truc en plus qui donne toute leur saveur aux combats : s’il faut bien valider une attaque en appuyant sur un bouton (ce qui ne produira logiquement qu’une seule attaque par tour), appuyer de façon répétée et dans un certain rythme avec la musique dupliquera l’attaque jusqu’à un combo maximum de 16 coups, assenant à vos adversaires des dégâts d’autant plus importants. Cerise sur le gâteau des récompenses, chaque coup réussi dans ce combo produit un accord qui complète harmonieusement la musique de fond.

Si les ennemis les plus faibles nécessitent en général de reproduire le tempo de leur musique, d’autres bien plus coriaces requièrent de cibler les contretemps ou de réaliser des séquences rythmiques bien plus complexes : on pensera notamment à la piste « Accelerondo », qui cherche à nous déstabiliser en augmentant progressivement sa vitesse – mieux vaut alors attendre le début de l’accélération plutôt que de prendre le rythme en cours de route, qu’il est bien plus ardu de maîtriser.

« Accelerondo » – Mother 3

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Comme dans n’importe quelle acquisition de réflexes et de pratique vidéoludique, on finit toujours par gagner en dextérité à mesure que l’aventure se poursuit ; les affrontements et leurs musiques sont progressivement maîtrisés et les combos n’ont plus de secret pour nous. C’était sans compter quelques morceaux qui corsent à outrance la difficulté, en particulier « Unfounded Revenge » et « Hustle for Pride ». À bien les écouter, ces thèmes sont très similaires, mais le second s’embellit de quelques accélérations et irrégularités qui ont pour effet de nous démunir instantanément face à un rythme que l’on maîtrisait.

« Unfounded Revenge » – Mother 3

Première version : déjà pas très facile ! Mais avec un peu d’écoute et de patience, vous vous en tirerez.

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« Hustle for Pride » – Mother 3

Seconde version : on ne répond plus de rien ! Vous pouvez aussi essayer de taper au hasard, ça marche parfois mieux.

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À la logique stratégique du tour par tour succède ainsi une approche uniquement sonore et rythmique, qui fait en quelque sorte basculer Mother 3 dans un genre de jeu qui lui est bel et bien étranger. Surprise pour les amateurs des défis de Rhythm Paradise – enfer pour les autres !

Co-construire le  sound design  : la musique comme récompense de l’action

Qu’il s’agisse de The Legend of Zelda: The Wind Waker ou de Mother 3, la musique dépasse progressivement ses propres limites dans les combats, dans un rapport qui n’est plus celui de l’illustration globale, qui laisse le soin au joueur de la faire advenir au rythme de ses coups, et qui ne dévoile tous ses accords et toute son étendue que lorsque les combos s’enchaînent avec succès. Elle se place alors comme une récompense en soi : s’il est très commun qu’un son ou qu’une donnée visuelle viennent signaler la réussite et ainsi nous gratifier, participer au déploiement de la musique est un plaisir auditif plus discret mais non moins efficace. Dans le jeu de DONTNOD Entertainment Remember Me, le compositeur Olivier Derivière accorde la musique au propos narratif. Cette expérience vidéoludique nous plonge en effet dans un monde futuriste, entre l’utopie et la dystopie, dans lequel il est possible d’échanger des souvenirs comme n’importe quelle donnée numérique de nos jours. Les dérives ne se font pas attendre : si les usages thérapeutiques ou culturels sont manifestes (effacer de la mémoire des souvenirs traumatiques, vendre des connaissances linguistiques), le jeu repose sur la manipulation et l’altération nuisible des souvenirs des individus. La protagoniste du jeu, Nilin, se met en quête de ses souvenirs perdus, à la recherche d’une mémoire qui n’existe peut-être déjà plus. De cette trame scénaristique surgissent les thèmes de la corruption des données mémorielles : la discontinuité, l’oubli, le vide, la mémoire brièvement retrouvée – autant d’éléments qui transparaissent dans la composition musicale des combats par un certain nombre de techniques.

« Fragments » – Remember Me

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Chaque combat de Remember Me ne peut se gagner qu’en réalisant des combos de coups qui font évoluer en temps réel la musique, de sorte que rester face à l’ennemi ne produira qu’un morceau relativement vide et peu mélodique. Enchaîner les coups avec brio restaure progressivement toute l’intensité de la musique. Se produit ainsi un certain état de grâce qui n’est brisé qu’en cas d’échec : par le gameplay et le sound design nous entrons en résonance avec l’image. Chaque combat particulier reflète ainsi celui de Nilin, luttant à la fois pour la restauration de sa mémoire, dont les grésillements, les interruptions et les moments de clarté sont directement illustrés par la musique.

The Legend of Zelda  : la musique au cœur du  gameplay

Cet article, même synthétique, ne pourrait pas aborder la question de la musique vidéoludique sans évoquer le rôle prépondérant qu’elle tient dans la série The Legend of Zelda, bien au-delà du statut de récompense ou d’illustration de l’action interactive. La saga regorge de références à l’univers musical : le Poisson-Rêve de Link’s Awakening, qu’il faut éveiller grâce au concert des instruments des Sirènes ; l’instrument donnant son nom au canonique Ocarina of Time ; ou tout simplement la flûte du premier épisode permettant de se déplacer sur la carte… Les exemples sont nombreux, et illustrent globalement deux intentions.

La première est de faire de Link (et donc de nous-mêmes) un chef d’orchestre agitant la Baguette du Vent (The Wind Waker), réglant le nombre de temps et la hauteur des notes, ou tout simplement un joueur d’ocarina, de harpe (Skyward Sword), de flûte de Pan (Phantom Hourglass). Chaque opus imagine pour l’occasion un gameplay original pour donner la sensation de tenir en main non pas une manette mais un instrument. La seconde intention est de faire de ces moments musicaux des instants où la musique agit sur l’environnement et modifie la structure du jeu : la musique est alors dépositaire des pouvoirs de notre personnage, renvoyant ainsi à sa dimension sacrée et magique. Faire chanter les chœurs fantomatiques de The Wind Waker, menés à la baguette, vous confère le pouvoir de faire souffler le vent et de mieux diriger votre bateau ; l’ocarina vous permet faire se lever le soleil ou la tempête (Ocarina of Time), de voyager dans le temps, de le tordre, le plier à votre volonté en l’accélérant ou en le ralentissant (Majora’s Mask)…

La puissance des vents impétueux se maîtrise par la musique (The Legend of Zelda: The Wind Waker).

Balancez la Wiimote en cadence pour accompagner le chant d’Impa (The Legend of Zelda: Skyward Sword).

Comme une prière adressée aux dieux, la musique se fait incantation sacrée et participe à la sensation de puissance qui nous anime dans la plupart des jeux de la série The Legend of Zelda. Bien loin de sa fonction première d’illustration, elle est en réalité le moteur de l’action.

On l’aura compris, le destin de la musique de jeux vidéo est sans doute de s’affranchir d’une fonction d’illustration pour progressivement devenir un élément central de l’expérience de jeu ; elle signale, elle invite à l’action et se plie à l’interactivité dans des formes toujours plus innovantes, et ce n’est sans doute pas par hasard que les concerts de Pixelophonia accordent une grande importance à une narration qui implique ses différents publics. Si nous avons commencé notre propos en distinguant la forme vidéoludique de la forme classique de la musique, il faut cependant bien reconnaître que certains jeux vidéo (quoique rares !) redonnent à la musique toute sa centralité en nous proposant d’assister à des concerts. On songera à l’incroyable opéra « The Impresario » de Final Fantasy VI, au groupe des Indigo-Go dans The Legend of Zelda: Majora’s Mask, ou encore à ce dernier concert endiablé des DCMC dans Mother 3 malgré la teinte relativement sombre des événements au moment où on y assiste. Des clins d’œil appuyés à la musique telle que les jeux vidéo l’ont rencontrée, quelque part dans les années 1980, avant d’en redéfinir de nouvelles formes.

Le second concert des DCMC dans Mother 3. « Tonda Gossa ! »

Crédits

Écriture : Dimitri

Relecture, mise en page : King T-Boo et Samiaou

Ludographie : The Legend of Zelda: The Wind Waker / Super Mario Galaxy / Bravely Default / Mother 3 / Remember Me / The Legend of Zelda: Skyward Sword